29 avril 2021Himalaya, Alpinisme, Quatorze 8000, Seven Summits
L'Everest, toit du monde

11 juin 1938. Eric Shipton, Bill Tillman, Peter Lloyd redescendent du camp VI à 8 300 mètres d’altitude. La septième tentative d’ascension de l’Everest, par la face nord, échoue à nouveau. Depuis 1921, les alpinistes britanniques, maîtres du terrain, sans concurrents, jettent toutes leurs forces dans cette ultime conquête. Courage, abnégation, obstination ne suffisent pas. Les Sherpas, sans lesquels rien ne peut se faire, d’abord simples porteurs puis inséparables compagnons de la haute altitude, participent activement. Deux d’entre eux deviennent légendaires : Ang Tharkay et Tensing Norgay. Expeditions Unlimited revient sur cette fantastique aventure que nous vous ferons partager au printemps 2021.

 

1903-1947 : reconnaissances et premières tentatives

15 août 1947, minuit. Les Indes britanniques deviennent l’Inde, où l’hindouisme va devoir façonner une nation. Les musulmans du sous-continent indien gagnent aussi une patrie : le Pakistan. Après 350 ans de règne sans partage (1600-1947), les Anglais perdent le monopole sur toutes leurs activités.

Ce fracas géopolitique retentit jusque sur la plus haute cime du globe : l’Everest. Car de 1903 à cette fatidique nuit de 1947, les Britanniques seuls peuvent s’autoriser à lancer des expéditions à la conquête du toit du monde. Tout leur appartient, jusqu’au nom même de la montagne.

Chomolungma en tibétain, ou Sagarmatha en népalais ? Que nenni. D’abord pic XV, son altitude mesurée de 29.000 ft (8 839 m), établie dès 1852 par le Survey of India (service géographique de l’East India Company, basé à Calcutta), le désigne comme la plus haute cime du globe. Sir Andrew Waugh, alors directeur du Survey of India, lui attribue le nom de son prédécesseur, Sir Georges Everest.

La montagne nommée, reste à la gravir, ultime défi des maîtres du monde d’alors.

Première difficulté à résoudre : rejoindre le pied de ce mont inaccessible. À l’aube du XXe siècle, l’influence du Raj britannique prend fin au pied de la barrière de l’Himalaya. Le Tibet ne laisse pénétrer aucun étranger ; le Népal, alors sous la dynastie hindouiste des Rânas, pas davantage.

En 1903, le lieutenant colonel Sir Francis Younghusband reçoit l’ordre d’aller négocier un problème de frontière entre le petit royaume du Sikkim, à l’extrémité nord-est de l’Empire, et le Tibet. Outrepassant ses ordres, il dépasse largement la frontière et atteint Lhassa. En route, deux de ses officiers, le major Ryder et le capitaine Cecil Rawling, explorent le plateau tibétain et s’approchent à moins de 90 kilomètres de l’Everest.

La Première Guerre mondiale met un terme à toute autre velléité d’exploration.

En 1919, les relations anglo-tibétaines s’apaisent. Fin 1920, le gouvernement tibétain donne son accord pour une première expédition de reconnaissance. Deux prestigieuses institutions, la Royal Geographical Society et l’Alpine Club, fondent le Comité de l’Everest et nomment Sir Francis Youghusband, président. L’Histoire est en marche.

Expédition Youghusband
Expédition Youghusband 1903-1904, camp britannique, l’Union Jack flotte devant l'Everest


1921 : Mallory fait ses premiers pas sur l’Everest

Objectif de la première reconnaissance officielle : rejoindre le pied de la montagne. Mais il faut un œil d’alpiniste averti pour déceler l’éventuel itinéraire d’ascension. Georges Leigh Mallory, alors âgé de 35 ans, se voit confier cette mission importante. Depuis l’âge de 17 ans, il parcourt glaciers des Alpes et parois anglaises et s’est forgé une réputation d’excellent alpiniste. L’Everest va l’envoûter. Cette mission scelle son destin.

En 1921, l’unique chemin pour pénétrer au Tibet depuis l’Inde part de Darjeeling, traverse le Sikkim, franchit le Jelep La (4 267 m) et descend la vallée de la Chumbi, à la limite actuelle entre le Bhoutan et le Sikkim. Il passe ensuite au pied de la face nord du Chomolhari, puis bifurque plein ouest en direction de la lointaine Tingri. 480 kilomètres : les trekkeurs d’aujourd’hui font pâle figure !

L’équipe quitte Darjeeling le 18 mai 1921 retour le 25 octobre, après six mois dans les solitudes glacées du plateau tibétain.

Expedition Everest 1921
L'expédition de 1921 © Sandy Wollaston
Dernier rang : Guy Bullock, Henry Morshead, Oliver Wheeler, George Mallory.
Premier rang : A.M. Heron, Sandy Wollaston, Charles Howard-Bury and Harold Raeburn. 


Le lieutenant colonel Charles Howard Bury (40 ans) dirige le groupe : neuf membres au total. La progression s’avère difficile. À l’arrivée à Tingri, mi-juin, les relations entre Mallory et Howard Bury se détériorent. Tout, ou presque, les sépare : l’âge, leur physique, leurs positions politiques, l’expérience de l’Himalaya…

De la mi-juin à la mi-août, Mallory et Bullock, l’un des participants, tournent autour de la montagne. Ils remontent le glacier Ouest de Rongbuk, gravissent les pentes du Lho La (6 006 mètres) et plongent leurs regards vers la face sud (Népal) alors interdite.Très vite, Mallory observe le col Nord et l’arête nord-est, cheminement évident pour lui vers le sommet. Mais trouver l’itinéraire menant à ce col Nord s’avère mystérieux. En l’absence de cartes, la remontée du glacier Est de Rongbuk échappe à leur sagacité : un simple torrent issu d’une vallée adjacente ne s’avère pas un indice suffisant.

L’expédition contourne alors la montagne par l’est et remonte la longue vallée de Kharta pour atteindre, le 18 août, le Lakpa La (6 849 m) : sous leurs yeux, le glacier Est de Rongbuk et les pentes, enfin accessibles, du col Nord. En raison de la mousson, il faut attendre le 23 septembre pour descendre les pentes du Lakpa La et prendre pied, 350 mètres plus bas, sur le glacier Est de Rongbuk.

Le 24 septembre à 11 h 30, Mallory, Bullock et Wheeler accompagnés par trois porteurs parviennent à atteindre le col Nord (7 010 m). La violence du vent les empêche d’aller plus loin cette saison, mais la route pour le sommet s’ouvre devant eux.

Everest face nord
Col Nord vu depuis le Lakpa La © Royal Geographical Society

 

1922 : Mallory, pas encore un mythe, déjà un héros

1922 marque la première tentative sérieuse à l’Everest et la première utilisation de l’oxygène en altitude. Le général de brigade George Bruce se voit confier la direction des treize participants dont, bien sûr, Mallory. Cinquante Népalais, une centaine de Tibétains et trois cents yacks forment la caravane. Objectif : gravir la montagne avant l’arrivée de la mousson. 

Cette fois, ils trouvent l’accès au glacier Est de Rongbuk. Le 13 mai, Mallory et Somervell établissent le camp IV au col Nord ; le 20 mai, le camp V à 7 230 mètres. À ce jour, l’altitude maximum atteinte par l’homme, sans oxygène, s’élève à 7 498 mètres. Le record s’approche.

21 mai : Mallory, Norton et Somervell, sans oxygène, franchissent la barre fatidique des 8 000 mètres et atteignent  les 8 225 mètres, démontrant ainsi la faculté, alors controversée, d’adaptation humaine à l’altitude. Le 27 mai, Bruce et Finch améliorent le score : 8 326 mètres, cette fois avec oxygène. La clef de la réussite pourrait être dans cet apport providentiel.

7 juin : ultime tentative, Mallory veut essayer à nouveau avec oxygène. Tragédie. En remontant les raides pentes du col Nord, une avalanche balaye les cordées. Bilan :  sept Sherpas engloutis. Retour en Angleterre. 

1923 : plusieurs mois s’avèrent nécessaires pour réunir les fonds et obtenir les autorisations pour un prochain départ.


1924 : Mallory et Irvine : la cordée mythique

Bonne connaissance de la montagne, équipe expérimentée, oxygène en quantité : voilà réunis les ingrédients du succès.

Par ailleurs, un nouveau venu va faire parler de lui. Agé seulement de 22 ans, Andrew Irvine, athlète accompli, s’entend à merveille avec Mallory. À 38 ans, persuadé de la réussite, ce dernier tient une forme olympique. Bruce, à nouveau chef d’expédition, souffre d’une grave crise de paludisme sur le plateau tibétain et cède la place à Norton. Celui-ci va s’avérer un parfait meneur d’hommes, mais aussi un montagnard hors pair. 

Expedition Everest 1924
L'expédition de 1922 © JB Noel
Dernier rang : Andrew Irvine, George Mallory, Edward Norton, Noel Odell, John MacDonald.
Premier rang : Edward Shebbeare, Geoffrey Bruce, Howard Somervell, Bentley Beetham.


21 mai : camp IV établi au col Nord. S’ensuit une période de gros mauvais temps imposant un sauvetage périlleux de quatre porteurs en perdition au col Nord. Enfin le 1er juin, Bruce, Mallory, Norton et Somervell quittent le camp IV. Camp V à 7 600 mètres. Mais les porteurs n’en peuvent plus. Bruce et Mallory redescendent au col Nord, puis au camp III.

3 juin : Norton & Somervell prennent le relais et Norton convainc trois porteurs d'apporter leur lourd équipement jusqu'à 8 170 mètres (camp VI). Norton et Somervell démontrent alors que l’homme peut dormir à une telle altitude et sans apport d’oxygène complémentaire.

4 juin : les deux alpinistes, sans oxygène, parviennent à 8 530 mètres d’altitude. Somervell, épuisé, laisse Norton continuer, seul. À 8 573 mètres, dans une neige poudreuse instable, lui aussi doit mettre fin à sa progression. Retour au camp IV, puis vers le camp de base. Le même jour, Mallory et Irvine remontent au col Nord. Cette fois munis d’oxygène. Mallory choisit Irvine, entre autres, pour son aptitude à manipuler les appareils à oxygène.

5 juin : Mallory et Irvine arrivent au camp V, rejoints par Odell, chargé d’épauler les deux grimpeurs. 

6 juin : Mallory et Irvine montent au camp VI.

7 juin 1924 : Mallory et Irvine partent pour le sommet. Odell, alors au camp V, les aperçoit brièvement au pied du second ressaut (8 500 m). Ils disparaissent dans la brume : nul ne les reverra. Ont-ils pu atteindre le sommet ?

Leur disparition entraîne le courroux des autorités tibétaines : le Dalaï Lama refuse de délivrer d’autres autorisations. Fin momentanée de « l’Histoire» .

Ivy et Mallory
Dernière photo connue de Mallory & Irvine quittant le camp IV.

 

Shipton et Tilman : chevilles ouvrières de la réussite (1933-1938)

1933 : le treizième Dalaï Lama accepte enfin de délivrer une nouvelle autorisation. Le Comité de l’Everest confie la direction des opérations à Hugh Ruttledge, éminent membre de l’India Civil Service (l’ENA de l’époque !). Deux figures de l’alpinisme britannique, Eric Shipton & Franck Smythe, vainqueurs en 1931 du Kamet (7 756 m) dans l’Himalaya du Garwhal, voient leur candidature retenue. Enfin, Win Harris, vainqueur avec Shipton du double sommet du mont Kenya et Bill Wagger, alpiniste et géologue remplaçant de Odell alors indisponible, complètent l’équipe.

Les conditions météorologiques exécrables du printemps 1933 mettent à mal la progression. Au final, le 30 mai, seuls Win Harris et Bill Wagger réussissent à rejoindre le point le plus élevé atteint par Norton en 1924. Le temps, à nouveau exécrable, les contraint à l’abandon. Fait significatif, à la descente, en contrebas de l’arête nord-est, ils trouvent un piolet appartenant très probablement à Irvine.

De l’équipe de porteurs originaires de Darjeeling, émerge une figure de légende : Ang Tharkay, véritable icône parmi les Sherpas. Il participera à l’aventure française à l’Annapurna en 1950 et parrainera Tensing Norgay, le futur vainqueur de l’Everest.

1934 : nouvelles tractations avec le gouvernement tibétain. En fin d’année, deux autorisations arrivent : l’une pour 1935, l’autre pour 1936. Le temps manque pour s’organiser.

1935 : nouvelle reconnaissance, menée par une équipe légère de cinq hommes, dirigée par Eric Shipton, avec un budget très faible. Autre participant célèbre : Bill Tilman, explorateur et alpiniste déjà fort connu pour avoir atteint en 1934, en compagnie d’Eric Shipton, le sanctuaire de la Nanda Devi dans l’Himalaya du Garwhal. Entrée en scène de Tensing Norgay comme jeune porteur.

Mission principale pour cette année : tester de nouveaux matériaux en vue de l’assaut de 1936. Shipton réalise la première photo de la combe ouest (face sud), prise depuis le Lho La. La progression s’arrête au col Nord. 26 sommets vierges sont gravis en 60 jours ! Malgré les bons résultats obtenus à peu de frais, le Comité de l’Everest renoue, l’année suivante, avec les budgets et les moyens colossaux.

1936 : nouvelle expédition à très gros budget. Eric Shipton y prend part. Tensing Norgay y participe également, toujours en tant que porteur. Les conditions atmosphériques désastreuses arrêtent toute tentative au-delà du col Nord.

1938 : après ces nombreux échecs, le public se lasse. L’austérité du moment ne se montre guère propice aux gros budgets. Les Tibétains ayant accordé une autorisation pour 1938, les deux compères apôtres des expéditions légères, Bill Tilman et Eric Shipton, se lancent de nouveau dans l’aventure. Petit budget pour une solide équipe d’himalayistes tous expérimentés. Pour la troisième fois, Tensing Norgay obtient un emploi de porteur. Et cette fois, il monte jusqu’au camp VI (8 300 m) avec un autre Sherpa, montrant par là-même son aptitude à pouvoir atteindre le sommet. Une fois encore, la mousson, avec ses chutes de neige et ses vents violents, interrompt les efforts communs.


Bill TilmanEric Shipton
Bill Tilman lors de l’expédition de 1938 (à gauche) et Eric Shipton (à droite)

La guerre survient en 1939, mettant un terme aux différentes tentatives. Les hostilités terminées, les Tibétains se font tirer l’oreille pour délivrer un autre permis. D’autant plus que les Anglais, depuis l’indépendance de l’Inde proclamée le 15 août 1947, ne sont plus les seuls maîtres à bord : d’autres prétendants pointent leur nez !

Enfin, l’invasion du Tibet par les Chinois, en 1950, ferme définitivement l’accès à la face nord. Au total, les Anglais ont conduit sept expéditions sur la face nord de l’Everest, sans succès. Le souhait de Eric Shipton, énoncé en 1920 devant le tout nouveau Comité de l’Everest : « J’espère voir un Anglais se tenir le premier au sommet de l’Everest », tarde encore à se réaliser.

Sisyphe éternel, le « lion britannique » viendra-t-il à bout de la malédiction qui semble le poursuivre ?

Fin  de la 1re partie.

Lire la suite : La conquête de l'Everest : 50 ans pour atteindre le toit du monde - Partie 2

Everest
Everest 8 848 mètres depuis le camp de base de l'Everest, Tibet, Chine. © David Ducoin


Gravir l'Everest :

Retour sur la conquête des montagnes des Seven Summits :

 

Bibliographie :

  • Sir Francis Younghusband, L’épopée de l’Everest (couvre les expéditions de 1921-1922 & 1924), Ed Walter Beckers
  • The mount Everest expedition of 1933 (The Alpine journal, vol 6)
  • HW Tilman, Everest 1938,  Ed Arthaud
  • Gilles Modica, Everest, les conquérants (1852-1953),  Ed Guérin