19 octobre 2021Alpinisme, Quatorze 8000
Expédition au sommet du Dhaulagiri

Mai 1960. Dix ans, presque jour pour jour, après la première reconnaissance au pied de la “Montagne Blanche”, le Dhaulagiri (8 167 m) est sur le point d’être gravi. Septième plus haut sommet de la planète, il est le dernier à résister à ses nombreux prétendants. Ou plus exactement, le dernier accessible au monde occidental. Le Shishapangma, également vierge mais situé en territoire tibétain, interdit d’accès aux occidentaux, devra attendre 1964 pour voir les alpinistes chinois fouler sa cime. Les alpinistes Autrichiens d’abord et les Suisses enfin, vont résoudre en Himalaya, le dernier grand problème de l’époque. Mais cette fois, la victoire appartiendra autant aux pionniers de l’aviation en montagne, qu’aux alpinistes eux-mêmes. Retour sur l’incroyable aventure du pilote Ernst Saxer et de l’ingénieur Emil Wick à bord du “Yeti”, le premier Pilatus P-6 à se poser sur les glaciers himalayens. 

 

14 mai 1950, Tukuche dans la vallée de la Kali Gandaki

Conseil de guerre. Maurice Herzog et ses camarades dressent le constat suivant : “Depuis le 22 avril, malgré tous nos efforts, aucun espoir ne s’offre à nous”. Plus qu’une expédition, il dirige une véritable exploration : cartes fausses, cols inconnus, les deux 8 000 convoités, le Dhaulagiri et l’Annapurna, semblent tout simplement inaccessibles. Du 24 avril au 6 mai, tous vont désespérément chercher à atteindre le Dhaulagiri, d’apparence plus prometteuse. Jacques Oudot et Lionel Terray, arrivés au “French pass” (5 360 m), contemplent l’arête nord-est et la face nord. Terray : “Toute la partie de ce versant que nous pouvions apercevoir était défendue par d’énormes barres de séracs d’aspect infranchissable […]. Au briefing, le grand Lionel Terray, l’auteur des “Conquérants de l’inutile”, s’exclame même : “L’arête nord, personne n’y passera jamais, elle est en glace vive et la pente est telle, qu’il faudrait y tailler des prises pour les mains !” 

Et pourtant…

L’itinéraire vu du French pass
L’itinéraire vu du French pass

 

Une poire pas mûre

André Roch (Everest, tentative des Suisses en 1952) s’est incliné, en 1953, devant les Anglais partis à la conquête du “Toit du Monde”. En mai 1953, en lieu et place de l’Everest, le voici sur les pentes du Dhaulagiri, cette fois atteintes en remontant la longue vallée de la Myagdi Khola qui vient buter sur le “French pass”. Les Suisses se lancent dans la face nord, car l’arête nord-est, décrite par Terray avec un respect mêlé d’effroi, conserve une réputation d’invincibilité. D’autant que pour atteindre son pied, il faudrait déjà remonter la dangereuse cascade de séracs du glacier de Chhonbardhan, haute de 700 mètres. 

Au milieu de la face nord, un éperon en forme de “poire”, à 7 200 mètres, met un terme à leur progression. Pendant encore sept longues années, toutes les expéditions (argentines 1954 et 1956, suisse-allemande 1955, suisse à nouveau en 1958) s'obstinent sur cet itinéraire. Toutes échoueront plus ou moins au niveau de la “poire”. 

 

1958 : la bonne intuition de Max Eiselin

Enfouis sur la voie de la “poire” à 6 550 mètres avec Pasang Lama, dans une grotte de glace obstruée par une avalanche, Max Eiselin, un Suisse de 26 ans et son compagnon, échappent de peu à la montagne. Quelques jours plus tard, depuis Muktinath, il acquiert la conviction, en observant attentivement l’arête nord-est, qu’elle pourrait livrer la clé du problème. D’autant qu’un des membres de l’expédition suisse de 1953, Bernhard Lauterburg, a déjà réussi à se frayer un chemin dans la cascade de glace. A son sommet, un immense plateau constituerait un camp de base avancé idéal pour s’élancer sur l’arête nord-est. Une idée de génie lui vient à l’esprit. En 1952, un Suisse valaisan de 38 ans a réalisé un exploit : Hermann Geiger a été le premier pilote à se poser sur les pentes d’un glacier, aux commandes d’un petit monomoteur. Depuis, on ne parle que de lui et de sa société de secours en montagne. Max Eiselin prend la décision de le convaincre de venir se poser sur le plateau, à l'altitude record de 5 700 mètres !

Hermann Geiger, pionnier de l’aviation en montagne
Hermann Geiger, pionnier de l’aviation en montagne

 

Fritz Moravec, 1959 : la victoire avortée

Fritz Moravec, l’Autrichien, vainqueur en 1956 du Gasherbrum II, a obtenu le permis pour gravir le Dhaulagiri en 1959. Son but : la presque désormais classique voie de la “poire”. Avec l’esprit indéniablement sportif qui semble propre aux Suisses, Max Eiselin lui-même va les orienter vers l’arête nord-est, prenant ainsi le risque de voir la victoire lui échapper. Beau geste, qui se verra finalement récompensé : les Autrichiens, démoralisés par l’accident mortel de l’un des grimpeurs, puis immobilisés par le mauvais temps à 300 mètres du sommet, doivent abandonner. Mais ils confirment : la voie qui mène au sommet est l’arête nord-est. Et la plus grosse difficulté consiste à franchir la cascade de glace pour atteindre le col situé au pied de l’arête, à l'extrémité du grand plateau. La voie est libre, manque le pilote… et néanmoins quelques alpinistes ! 

 

Le “Yeti”, premier Pilatus en Himalaya

Hermann Geiger, qui juge l’atterrissage possible, ne peut s’absenter pendant les 2, voire 3 mois nécessaires au projet. Ernst Saxer, jeune pilote militaire et instructeur, âgé seulement de 23 ans, se laisse tenter par l’aventure. Max Eiselin recrute également 12 alpinistes. Kurt Diemberger (28 ans), l’Autrichien compagnon de cordée de Hermann Buhl au Broad Peak et au Chogolisa le sollicite. Une fois encore, Max Eiselin, qui aurait pu se limiter à des grimpeurs Suisses, fait preuve d’une grande ouverture d’esprit (dans le contexte des expéditions nationales de l’époque) et l’intègre au groupe, ainsi que deux alpinistes Polonais. Pour palier à toute déficience éventuelle de Ernst Saxer, un co-pilote également mécanicien, Emil Wick (33 ans), est engagé au tout dernier moment. 

Quant à l’avion, ce sera un Pilatus P-6 Porter STOL (Short Take-Off and Landing), qui a déjà fait ses preuves sur les glaciers : il se pose face à la pente, puis profite de celle-ci pour repartir. Moins de cent cinquante mètres de terrain nivelé suffisent pour se poser. Pour finir, une nouvelle encourageante vient les combler : le gouvernement népalais donne son feu vert pour ces vols expérimentaux. La proximité du Tibet (moins de 30 kilomètres) rendait cette autorisation hautement improbable. 

Max Eiselin et Peter Diener
Max Eiselin et Peter Diener, les pilotes Max Wick et Ernst Saxer, avec Henry Alioth, directeur de Pilatus au départ de Zürich.

 

Le demi tour du monde en neuf jours

Du 12 au 20 mars 1960, dans un voyage étonnant que le héros de Jules Verne, Phileas Fogg, n’aurait pas désavoué (Le tour du monde en quatre-vingts jours), le frêle Pilatus convoie ses deux pilotes, accompagnés de Max Eiselin et de l’alpiniste Pieter Diener, passagers pas toujours rassurés, le long des dix milles kilomètres qui séparent Zürich de Kathmandu. Le tout en vol “à vue”, en petits sauts de puce, à deux cent cinquante kilomètres/heure au maximum, munis d’un simple radiogoniomètre pour se guider. Du Saint Exupéry, ou presque. Un bel exploit en soi. 

Imaginez un peu : pas moins de quinze escales improbables, jalonnant les vols au-dessus de l'Italie, de la Méditerranée, des déserts d'Arabie, des plaines du Pakistan et de l'Inde, leur permettent de rallier Delhi, puis Kathmandu où ils se posent le 20 mars. A leur arrivée, seul le caméraman, Norman Dyrenfurth, venu spécialement des Etats-Unis les accueille. 

Cinq autres membres de l’équipe, partis deux semaines plus tôt par bateau, via Bombay, puis par le train, avec le matériel, sont retenus quelque part en Inde, probablement en raison de tracasseries administratives. 

 

Premiers vols de reconnaissance 

Vient le temps des premières reconnaissances. Seuls “terrains” d’atterrissage possibles : le Dhampus Pass (5 260 m) et beaucoup plus haut et plus loin, la selle neigeuse du col nord-est (5 700 m). Pour des raisons évidentes d’acclimatation, ils devront d’abord installer un camp au Dhampus Pass, puis faire des rotations aéroportées vers le col. Mais tout repose sur le Pilatus et l’adresse de son pilote. Qu’il vienne à manquer et il faudra suivre le long et difficile chemin qui mène, à travers la “Hidden valley”, au “French pass”, puis remonter la fameuse chute de séracs. Un pari à quitte ou double. 

De retour à Kathmandu : bonne nouvelle, le reste de l’équipe et le matériel sont arrivés au Népal, plus exactement à la frontière indo-népalaise. En 1960, aucune route carrossable ne relie encore la capitale à cette frontière et si Pokhara dispose bien d’un petit terrain d'atterrissage, il n’y a pas de pétrole… Le Pilatus va devoir faire la navette entre la frontière et la montagne. 

 

Atterrissage réussi au Dhampus pass 

28 mars 1960 : une date à inscrire en lettres rouges dans l’histoire de l'aviation de montagne. Le Pilatus dépose les premiers alpinistes et un lot de matériel au Dhampus pass, camp d’acclimatation incontournable. Puis, vite, repart. Eiselin : “Le Yeti se rue dans la pente en direction de Tukuche, à pleine vitesse, tel un skieur depuis le sommet d’un tremplin”. Dès ce jour, le Pilatus joue un rôle crucial, permettant d’acheminer tout le matériel et les membres de l’expédition ainsi que leurs sept Sherpas, de la frontière au camp d’acclimatation. Il constitue aussi un lien non négligeable entre les hommes d’en-haut et la vallée. En moins de trente minutes, un blessé ou un malade peuvent être évacués. 

Plus tard, un “pont aérien” avec un Dakota venu d’Inde, permettra d’amener, à Pokhara, le pétrole indispensable au Pilatus. Fini les navettes vers la frontière. 

Le Pilatus au départ du Dhampus pass
Le Pilatus au départ du Dhampus pass © Max Eiselin

 

Bon pour le “Guiness World Records” 

Quelques jours plus tard, bien acclimatés, tous peuvent envisager de rejoindre le col nord-est. Le pilote Ernst Saxer, à son premier survol du col : “ça va être du gâteau”

A ce jour, le Pilatus Porter P-6 “Yeti” détient toujours le record du monde du plus haut atterrissage d'un avion monomoteur à voilure fixe, là-haut, sur le glacier du Dhaulagiri à 5 700 mètres d’altitude. 

 

Sur la montagne

A partir de ce camp de base avancé, très bien situé, l’ascension de l’arête nord-est proprement dite peut commencer. Non seulement la cascade de séracs du glacier a été contournée, mais ils ont évité les redoutables chutes de pierres en provenance du “Petit Eiger”, paroi ainsi surnommée en raison de sa ressemblance avec la célèbre montagne de l’Oberland bernois. Les alpinistes et leurs Sherpas se succèdent dans les pentes balayées par le vent, pour installer quatre camps. Pendant ce temps, les rotations du Pilatus continuent presque chaque jour, interrompues toutefois par une panne, qui nécessitera un remplacement complet du moteur ! 

 

Le dernier vol du Pilatus

Un premier incident survient lorsque le “Yeti”, ralenti par la neige profonde, rate son décollage au départ de la selle neigeuse au col nord-est. Les alpinistes doivent tasser la neige jusqu’à la limite des crevasses pour lui permettre de s’envoler, frôlant la catastrophe. Quelques jours plus tard, le 5 mai 1960, au décollage depuis le Dhampus pass, Ernst Saxer se retrouve avec le pommeau du manche à balai dans la main, cassé net. Il ne contrôle plus le “Yeti” qui heurte violemment les rochers et se retrouve gravement endommagé : hélice tordue, moteur, ailes et plan fixe détruits. Par bonheur, les deux pilotes s’en tirent avec des contusions, mais doivent rejoindre Tukuche par leurs propres moyens. Emile Wick dira dans ses souvenirs : « Nous sommes les seuls à avoir descendu le Dhaulagiri sans l’avoir jamais escaladé… »

Le Pilatus sous le Dhampuss pass après son accident
Le Pilatus sous le Dhampuss pass après son accident, 1964 © Don Messerschmidt

 

Sur l’arête nord-est

Privés du Pilatus, très inquiets sur le sort des deux pilotes, les alpinistes continuent néanmoins de progresser, malgré les vents violents et des chutes de neige fréquentes. Camp I : 6 600 m ; camp II : 7 050 m ; camp III : 7 400 m ; enfin camp IV : 7 800 m, où une unique tente constitue un abri sommaire pour six hommes. 

Kurt Diemberger : “Du large plateau neigeux, la crête glacée s'élève d'abord en pente douce, puis de plus en plus raide. Sur la gauche, un mur de glace à 60 degrés, sur la droite une bande de rochers en triangle inversé. Vers 7 000 mètres, une barre rocheuse d’une centaine de mètres nécessite la pose de cordes fixes. Au-delà, la pente s’assagit, puis à nouveau se redresse vers 7 400 mètres. A 7 800 mètres les arêtes nord-est et sud-est se rejoignent. Une dernière et longue traversée aérienne, entrecoupée de quelques passages mixtes, conduit au sommet, suffisamment large pour plusieurs personnes”. 

 

13 mai 1960, le sommet

Le 13 mai au matin, le temps étrangement calme et serein leur permet de conclure. En 4h30, Kurt Diemberger, Albin Schelbert, Nawang Dorje, Ernst Forrer, Nima Dorje, et enfin Peter Diener, partis du camp IV, atteignent le sommet. Le 23 mai, Michel Vaucher et Hugo Weber, directement depuis le camp V, réussissent à leur tour. La Montagne Blanche a cédé. 

Albin Schelbert, Nawang Dorje, Nima Dorje, Ernst Forrer au sommet
Albin Schelbert, Nawang Dorje, Nima Dorje, Ernst Forrer au sommet © Kurt Diemberger

Cerise sur le gâteau et non des moindres : l’oxygène n’a pas été utilisé pendant l’ascension. Et pour cause : les bouteilles, acheminées depuis la Suissse, se sont mystérieusement vidées avant même d’arriver au camp de base ! 

 

Epilogue

Plus aucune expédition ne tentera un pari aussi fou. 

Au début des années 2 000, une équipe de passionnés se rend sur place pour tenter de rapporter quelques éléments de l’avion. Ils envisagent de les exposer en Suisse, dans un musée. Malheureusement, après 40 ans passés en altitude, dans le froid et dans l’humidité, il ne reste plus grand chose de l’appareil. 

pilatus accident
La carcasse du Pilatus en 2000 © Karl Scheuber 
 

Retrouvez le journal de notre ascension au Manaslu, sommet atteint le samedi 2 octobre 2021.

Pour en savoir plus sur la préparation à un 8 000, nous vous recommandons cet entretien avec Bernard Muller, chef d'expédition français parmi les plus renommés pour la très haute altitude :

 

Texte de Didier Mille.

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