15 février 2022Himalaya, Alpinisme, Quatorze 8000
L'Annapurna à 8 091 mètres

3 juin 1950, 14 heures, 8 091 m. Maurice Herzog et Louis Lachenal se photographient au sommet du premier 8 000 jamais gravi par l’homme. Quelques minutes de gloire, mais à quel prix ? Si Maurice Herzog a plutôt bien survécu au terrible drame de la descente et en a tiré célébrité et honneurs, on ne peut en dire autant de Lachenal, condamné au silence au nom de l’honneur de la République. Pour faire la différence entre l’héroïsme patriotique et la réalité humaine, démêler le vrai du faux, il faut prendre le temps de se pencher sérieusement sur les écrits de chacun afin d’aller au-delà du mythe.

 

Le Tibet se ferme, le Népal s’ouvre

Longtemps replié sur lui-même, ayant même réussi à échapper à la domination du Raj britannique, le Népal ouvre timidement ses portes en 1950. Pas par altruisme. Le tout nouveau régime communiste arrivé au pouvoir en Chine fait main basse sur le Tibet, ce qui ne manque pas d’inquiéter la monarchie népalaise. Opposé à la vieille puissance coloniale britannique, le roi Tribhuvan se tourne de préférence vers les USA. 

Dillon Ripley, ornithologiste de renom et ancien officier de l’OSS (qui deviendra plus tard la CIA) va, le premier, parcourir le Népal en 1947 et 1948 au prétexte d’expéditions scientifiques. 

 

« Pourquoi les touristes viendraient-ils au Népal, où nous n'avons que des montagnes ? » 

À l’origine du tourisme au Népal, on trouve une figure étonnante : le réfugié Russe Boris Lissanevitch, ancien danseur de ballet et propriétaire du très select club « 300 » à Calcutta. Personnage charismatique, il établit un lien de confiance avec le roi Tribhuvan, qui fait de fréquents séjours dans la capitale du Raj britannique. Boris va être le premier étranger autorisé à résider à Kathmandu, où il inaugure le Royal Hotel, longtemps l’unique établissement de luxe dans la vallée.

Lorsque Boris, au début des années 50, suggère au roi Tribhuvan qu'il serait peut-être possible pour le Népal d'attirer un grand nombre de touristes, le roi lui répond : « Je vois bien pourquoi les touristes veulent visiter un endroit comme Calcutta. Mais pourquoi viendraient-ils au Népal, où nous n'avons que des montagnes ? » 

 

Les Français dament le pion aux Anglais

Une fois n’est pas coutume. Au grand dam de l’Alpine Club britannique, la première autorisation d’ascension d’un plus de « 8000 », au Népal, est accordée au Club Alpin Français pour l’année 1950. Le Dhaulagiri I (8 167 m) et l’Annapurna I (8 091 m) lui sont offerts sur un plateau. Seule explication probable à ce traitement de faveur : la volonté politique du Népal d’attirer des alliés moins entreprenants que les Britanniques. 

 

La fine fleur de l’alpinisme hexagonal

Dans la France d’après-guerre, les alpinistes ne courent pas les rues. Le Comité de l’Himalaya, présidé par Lucien Devies, sélectionne l’équipe.

Maurice Herzog (33 ans), chef d’expédition, est avant tout choisi pour ses qualités d’organisateur et d’animateur. Certes, sa liste de courses ne peut rivaliser avec celle des “pros”, mais en Himalaya en 1950, on ne s’attaque pas à des voies difficiles. Louis Lachenal, Lionel Terray et Gaston Rébuffat, tous trois âgés de 29 ans, guides de haute montagne et membres de la prestigieuse Compagnie des Guides de Chamonix constituent le fer de lance de l’équipe. Jean Couzy (27 ans) et Marcel Schatz (28 ans), deux jeunes alpinistes prometteurs, forment une cordée d’appoint, indispensable pour les nombreuses reconnaissances à effectuer. Marcel Ichac (44 ans), caméraman et Jacques Oudot (37 ans) chirurgien, complètent l’équipe. 

Francis de Noyelle (31 ans), jeune diplomate en poste à New Delhi et parlant l’hindoustani, est désigné comme officier de liaison. Véritable cheville ouvrière de l’expédition, ses talents diplomatiques lui permettent d’obtenir la diffusion, sur All India radio, d’un bulletin météo quotidien. Un véritable routeur météo avant l’heure. 

Huit Sherpas les accompagnent sous la direction du sirdar Ang Tharkay (43 ans), vétéran de nombreuses expéditions.

Louis Lachenal, Jacques Oudot, Gaston Rébuffat, Maurice Herzog, Marcel Schatz
Camp 2 5 900 m. De gauche à droite : Louis Lachenal, Jacques Oudot, Gaston Rébuffat, Maurice Herzog, Marcel Schatz © Marcel Ichac / L de Boissieu Ichac

 

Faux espoirs sur le Dhaulagiri 

Le 30 mars 1950, l’expédition quitte Paris. Le 21 avril, les voici à Tukuche (2 600 m), dans la haute vallée de la Kali Gandaki. Ils sont les premiers occidentaux à pénétrer aussi loin vers les montagnes du Népal. Si le Dhaulagiri se dresse dans toute sa splendeur, l’Annapurna se dissimule derrière la haute barrière des Nilgiris (7 061 m) qui en défend l’accès. La carte dont ils disposent, fausse, ne permet pas de trouver un accès évident vers l’Annapurna. 

Pendant trois semaines, leurs efforts se portent sur le Dhaulagiri. Tour à tour, la face sud, l’arête sud-est, le glacier est et l’arête nord-est font l’objet de reconnaissances infructueuses. Tous les itinéraires envisagés sont bien trop difficiles. La pointe de Tukuche contournée, ils espèrent observer la face nord : là encore, la carte s’avère erronée. Ils découvrent la “Hidden valley” puis atteignent le “French pass” d’où ils peuvent enfin voir la face nord. À leur grande déception, arête et face nord semblent aussi insurmontables. 

 

Un lama joue les oracles

Un moine bouddhiste, de passage au camp de base, joue les oracles : « le Dhaulagiri ne vous est pas favorable, mieux vaut l’abandonner et tourner vos efforts de l’autre côté, vers Muktinath ». Le 8 mai, Herzog, Rébuffat et Ichac remontent la vallée et franchissent le col de Tilicho, espérant trouver un accès vers la face nord de l’Annapurna. Mais la Grande Barrière, une suite de sommets qui aboutit au Tilicho (7 134 m), bloque l’accès vers le sud. Impossible de rejoindre le pied de l’Annapurna de ce côté. 

 

14 mai « conseil de guerre »

La mousson est annoncée pour la première semaine de juin. Le temps presse. Si le Dhaulagiri s’avère une citadelle imprenable, il reste l’Annapurna. Encore faut-il trouver la montagne ! À la suite d’un véritable “conseil de guerre”, Herzog et ses compagnons forcent le passage pour pénétrer plus avant dans les profondes gorges de la Miristi Khola. Enfin, le 17 mai, le un camp de base est établi au pied de l’éperon nord-ouest de l’Annapurna. Suivent cinq jours d’efforts et de difficultés techniques de plus en plus difficiles sur cet éperon. Le 22 mai, constat d’échec. Retour au camp de base.

 

Dix jours pour réussir 

L’heure est grave. La mousson approche. Sur la base d’une intuition, Rébuffat et Lachenal contournent le pied de l’éperon : la face nord, malgré un danger élevé d’avalanches, semble praticable. Cette fois, ils tiennent le bon bout. En un temps record, quatre camps sont érigés. Le 28 mai, camp 4 à 7 150 m, juste au-dessous d'une formidable falaise de glace incurvée, qu’ils nomment « la faucille ». Au-dessus, des pentes de neige peu raides semblent conduire au sommet. 


La face nord de l’Annapurna, l’itinéraire de 1950 © Ed Guérin

 

Herzog : “c’est tout ou rien”

Le 1er juin, au mieux de leur forme, Lachenal et Herzog montent au camp 4, démontent les tentes et vont les installer au camp 4 supérieur, au-dessus de la faucille. Le 2 juin, Herzog, Lachenal et quatre Sherpas montent encore et installent un précaire camp 5. Par manque de place, les Sherpas redescendent au camp 4 supérieur. Lachenal et Herzog restent seuls au camp 5, à 7 440 m. Il leur reste 650 m à gravir.

Toute la nuit, le vent souffle en tempête. Accrochés au mât de la tente qui plie sous les rafales et le poids de la neige, ils ne ferment pas l’œil. Le 3 juin au matin, nauséeux, ils partent pour le sommet sans manger, ni même boire. Dès ce moment, mythe et réalité s’entremêlent. 

On peut s’interroger sur leurs performances physiques. Terray : « Devons-nous cette forme miraculeuse à l’absorption régulière des drogues prescrites par Oudot ? »

Herzog à Terray, la veille : « Nous montons, dis-je sans hésitation. Quand nous redescendrons, c’est que le sommet aura été atteint. C’est tout ou rien ». 

Plus tard, Lachenal écrira : « Je savais que mes pieds gelaient, que le sommet allait me les coûter. Pour moi, cette course était une course comme les autres, plus haute que dans les Alpes, mais sans rien de plus. Si je devais y laisser mes pieds, l'Annapurna, je m’en moquais. Je ne devais pas mes pieds à la jeunesse française » 

Et plus loin : « Je voulais donc descendre. J'ai posé à Maurice la question de savoir ce qu'il ferait dans ce cas. Il m'a dit qu'il continuerait. Je n'avais pas à juger ses raisons ; l'alpinisme est une chose trop personnelle. Mais j'estimais que s'il continuait seul, il ne reviendrait pas. C'est pour lui et pour lui seul que je n'ai pas fait demi-tour ».

Lachenal, guide à la Compagnie des Guides de Chamonix, ne pouvait en effet redescendre en laissant Herzog continuer seul. Si celui-ci ne revenait pas, c’était la honte et la disgrâce assurée pour le guide. À cet instant précis, Lachenal n’a plus le choix. 

 

Le sommet, prélude à la catastrophe

À 14 heures, ce 3 juin 1950, la patrie peut être fière. Ils ont vaincu. Et sans oxygène (ils avaient refusé d’en amener de France).


Maurice Herzog au sommet, avec le drapeau du sponsor  principal : Kléber-Colombes
Cliché Louis Lachenal © Yves Ballu

Mais à partir de ce moment, tout ce qui pouvait aller de travers se produit. Herzog, dans des circonstances pas très claires, perd ses gants. Lachenal qui se rue dans la descente, perd l’équilibre, chute… Les cabrioles, qui auraient pu être définitives, prennent fin miraculeusement 100 mètres au-dessous du camp 5 où sont montés Terray et Rébuffat. Herzog, pieds et mains gelés, rejoint seul le camp. Terray entend de faibles appels et se précipite dans la pente pour porter secours à son compagnon de toujours. Terray : « Sans piolet, sans coiffure, sans gants, n’ayant plus qu’un seul crampon, Lachenal vient manifestement de faire une grosse chute ». La nuit arrive. Obnubilé par ses gelures, Lachenal veut à tout prix descendre. Terray a toutes les peines du monde à le contraindre à remonter au camp. 

Le lendemain, la tempête fait rage. Il faut descendre s’ils veulent survivre. Lachenal, dont les pieds sont déformés par le gel, ne peut enfiler ses chaussures. Terray lui donne les siennes (deux pointures plus grandes) et en serrant les dents enfilent celles de Lachenal. Acte d’abnégation s’il en est, le plus incroyable est que Terray n’aura pas de gelures ! 

Ils auraient dû amener des jalons de bambou munis de fanions, pour les planter à la montée. Cela n’a pas été le cas. Erreur lourde de conséquences. Ils se perdent et errent dans les pentes de longues heures avant de se résoudre à l’inévitable : un bivouac improvisé dans une crevasse. Dans la tempête, aveuglés, Terray et Rébuffat ont retiré leurs lunettes pour tenter de s’orienter. Ce qui leur vaut, quelques heures plus tard, d’être atteints d’ophtalmie. 

 

Laisse-moi, je vais mourir

Le lendemain, une avalanche de poudreuse les réveille brutalement. À moitié ensevelis, ils peinent à retrouver leurs chaussures et le reste de l’équipement. Terray et Rébuffat à demi-aveugles pensent que la visibilité est toujours nulle. Le désespoir les saisit. Lachenal peine à s’extraire de la crevasse. Quand il y parvient, en chaussettes dans la neige, il hurle : « Il fait beau, il fait beau ! Nous sommes sauvés ! ». Herzog lui, n’en peut plus : « Lionel, c’est fini, je n’ai plus de force, laisse-moi, je vais mourir. » Toujours égarés, ils ne savent vers où diriger leurs pas. Soudain, le miracle se produit : au-dessus d’eux, Schatz surgit. Le camp 4 supérieur est seulement à deux cent mètres : ils sont sauvés. 

 

L’effroyable retour 

Le 11 juin, ils quittent le camp de base sous une pluie battante : la mousson est arrivée. Un porteur se tue dans la dangereuse traversée au-dessus de la Miristi Khola. Lachenal et Herzog, transportés tantôt sur un mauvais brancard, tantôt à dos d'hommes, souffrent le martyr. Oudot, le chirurgien, fait de son mieux pour soulager leurs souffrances. Mais il leur faut attendre d’être revenus à Tukuche pour bénéficier des premiers soins sérieux. Les jours suivants, Oudot taille quotidiennement dans les chairs en putréfaction, sous les hurlements et les pleurs des blessés. La marche le long de la Kali Gandaki n’est qu’un long calvaire. Le 1er juillet, Lachenal, rongé par les puces, écrit : « ll y a 2 mois que je ne me suis pas lavé, même les mains. » Enfin, le 16 juillet, ils quittent New Delhi pour atterrir le 17 à Orly. 


Lachenal porté par Terray à l'arrivée à Orly le 17 juillet 1950

 

La genèse du mythe

Herzog, sur son lit d’hôpital à Paris, a dicté son livre à son frère Gérard, journaliste et écrivain, lui-même alpiniste. Le livre, point de départ du mythe, est le fruit de la mémoire de Maurice Herzog et du talent littéraire de son frère. On peut sans hésiter lui opposer le carnet de bord de Louis Lachenal, seul membre de l’équipe à tenir un journal au jour le jour. Au nom de la raison d’État, son récit n’a pu voir le jour. Le 25 novembre 1955, la disparition accidentelle de Louis Lachenal lors de la descente de la Vallée Blanche, vient fort à point sceller toute polémique. Il aura fallu attendre jusqu’en octobre 2020 pour pouvoir prendre connaissance de ce récit poignant, dénué d'héroïsme. Cela grâce au livre publié par les éditions Paulsen-Guérin “Rappels”, sous l’impulsion du fils de Louis Lachenal. On y trouve une relation brute, voire dérangeante. La description des souffrances endurées après la descente et lors de la longue marche du retour aboutit à une question lancinante : le jeu en valait-il la peine ?

Expeditions Unlimited vous propose l'ascension de l'Annapurna, expédition à découvrir ici !

Retrouvez ci-dessous l'itinéraire animé de cette ascension :

 

Texte et animation de Didier Mille.

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