24 août 2020Alpinisme
Eric Shipton

Une progression de 25 mètres à l’heure, au mieux 1,5 km par jour. Sept jours pour couvrir péniblement 10 km à vol d’oiseau. Avec, pour toute nourriture, des pousses de bambous et de fades champignons. A cette diète drastique, s’ajoute la crainte perpétuelle de tomber inopinément sur un ours agressif. L’anxiété taraude les cinq équipiers. Un mauvais scénario de télé-réalité ? Non, une simple mésaventure d’un gentleman “so british”, Eric Shipton, et de son presque inséparable compagnon de cordée, William Tilman. Sauvés toutefois, aux dires des deux protagonistes occidentaux, par la connaissance du milieu naturel de leurs compagnons d’infortune : trois infatigables Sherpas. Sans eux, cette odyssée himalayenne aurait pu connaître une fin dramatique. Ce périple dans les montagnes du Garhwal (Himalaya indien) donne le ton de la vie d’un des explorateurs les plus remarquables de la première moitié du XX° siècle. Retour sur le parcours d’Eric Shipton, injustement ignoré par les éditeurs de l’Hexagone.

Eric Shipton
Eric Shipton  © International Watch League
 

Une enfance vagabonde

Eric Earle Shipton voit le jour le 1 août 1907 à Kandy, au cœur des magnifiques plantations de thé de Ceylan (Sri Lanka), alors colonie britannique de renom. Un père colon aisé, une mère élégante, une sœur aînée protectrice : l’avenir du jeune Eric aurait pu s’écrire selon une belle ligne droite. Mais la vie en décide autrement. Le père décède alors qu’il n’a que trois ans. Remariée, la mère, loin d’avoir une existence rangée, entraîne la famille recomposée dans une ronde de voyages incessante entre Londres, l’Inde du sud, Ceylan et la France. De cette époque, Shipton gardera la bougeotte : “C’est une tarentule virulente que ce désir de voir ce qu’il y a au détour du chemin”.

 

Les Pyrénées ne sont pas les Andes, mais presque

La vie scolaire et l’éducation rigide britannique s’avèrent une épreuve pour l’enfant rêvant (déjà) de grands espaces. A 15 ans (1922), il découvre les Pyrénées lors de vacances à Gavarnie avec sa mère et son beau-père. Lecteur assidu d’Edouard Whymper, il retrouve dans les Pyrénées des émotions et des paysages proches de ceux décrits dans son célèbre ouvrage Voyages dans les grandes Andes de l’Equateur. 

A 17 ans (1924),  première expérience loin de sa famille. Un Norvégien, Gustav Sommerfelt, camarade de classe au collège, l’entraîne à la découverte des montagnes du Jotunheim. En décembre de la même année, en vacances familiales à Adelboden (Suisse centrale), il fait ses premiers pas en alpinisme avec un guide de l’Oberland. Sur les pentes du Gross Lohner (3 048 m), modeste sommet gravi en hiver, il fait connaissance avec les joies de l’altitude. Sa vocation vient de naître.

L’été suivant, pour ses 18 ans, il s’offre sa première vraie saison de courses en montagne. Monte Disgrazia (3 678 m), en Italie, dans le massif de la Bernina, avec un guide. Sommet fétiche des britanniques de l’époque : première ascension réalisée en 1862 par deux ressortissants de l’Empire et leurs guides Suisses. Puis il part pour  trois semaines de randonnée en solitaire sur le chemin de Stevenson en Auvergne (malgré la réticence familiale à le voir partir seul). Une série d’ascensions dans les Alpes du Dauphiné, en compagnie d’un jeune guide de La Bérarde, Elie Richard, vient clore cette belle saison. Davantage que la technique pure, la découverte de nouveaux paysages et de nouvelles vallées, réjouit l’explorateur en devenir. 

La Bérarde 1830
La Bérarde vers 1930

 

L’alpinisme sans guide

Suivent quatre années de pérégrinations dans les Alpes, avec guide, puis sans guide. Fait peu commun à cette époque pour un garçon d’à peine 20 ans. George Peaker, professeur de mathématiques adepte de l’escalade, l’initie à cette discipline dans le Lake district (nord ouest de l’Angleterre). Avec lui, il réalise ses plus belles ascensions dans les Alpes : arête ouest de la Dent blanche puis traversée du Cervin (montée par la délicate arête de Zmutt, descente par le versant italien).

 

Planteur un jour, alpiniste toujours

A 20 ans (1927), accepté à Cambridge en géologie, il découvre que ses professeurs ignorent tout des débouchés professionnels de ces études. Découragé à l’idée de devenir professeur, il abandonne l’université en 1928 et part pour le Kenya. Il sera planteur de café. Nous avons narré sa rencontre avec William Tilman, de neuf ans son aîné, dans un précédent article. L’histoire retiendra leur exceptionnelle (pour l’époque) première traversée des sommets jumeaux du Mont Kenya (Batian et Nelion), menée de main de maître par Shipton en 1930. 

 

Kamet : 1931, l’année de la consécration

Cette brillante réussite attire les feux des projecteurs sur le jeune et brillant alpiniste. Cela lui vaut d’être retenu par Franck Smythe, alpiniste renommé, pour une première expérience himalayenne : le Kamet (7 756 m). Deuxième plus haut sommet du Garhwal, après la Nanda Devi. Une dizaine de tentatives n’ont pas permis de venir à bout de la montagne. Non seulement Smythe et Shipton parviennent au sommet (21 juin 1931), mais ils s’offrent une moisson de huit autres premières dans la haute vallée de l’Arwa, au nord de Badrinath. Cette brillante victoire assoit la réputation de Shipton. Il a tout juste 24 ans.

Shipton et le gramophone
Kamet tout confort : un gramophone pour écouter sa musique préférée © DavidLayFRICSAuctionHouse/BNPS

1932 le voit gravir les monts Ruwenzori en Afrique avec Tilman. Ils projettent alors de repartir ensemble à la Nanda Devi. Mais la célébrité de Shipton bouleverse leurs plans.


1933 : explorateur à temps complet 

Hugh Ruttleledge, leader de la l’expédition britannique à l’Everest de 1933, sélectionne Shipton pour participer à l’ascension. A 26 ans, Shipton vit une expérience décisive : au retour de leur tentative sur le toit du monde, déçu par la lourdeur de l’organisation, mais enthousiasmé par la découverte du Tibet et du Sikkim, il envisage de consacrer sa vie à parcourir les montagnes pour son plaisir, avec un budget réduit au strict minimum. Sa philosophie peut se résumer ainsi : les chances de succès s’avèrent inversement proportionnelles aux moyens déployés. Il vivra donc à l’égal des indigènes : déplacements en train de troisième classe et tsampa (farine d’orge) à tous les repas. Contrairement à l’esprit colonial de l’époque, il tient en haute considération les Sherpas, compagnons indispensables à toutes ses aventures himalayennes. Pour gagner sa vie, il n’hésite pas à devenir conférencier : “une désagréable corvée”, dira-t-il de cette occupation. 

Cela tombe bien, cette philosophie de la frugalité correspond aussi à celle de William Tilman. Ce dernier, venu du Kenya passé quelques jours de vacances en Angleterre n’hésite pas à suivre Shipton pour une campagne de cinq mois dans l’Himalaya du Garhwal, le plus alpin des massifs himalayens. Objectif : trouver l’accès au Sanctuaire inviolé de la Nanda Devi (7 816 m), point culminant de l’Empire britannique. 
 

1934 : Épopée dans les montagnes du Garhwal

Shipton a désormais 27 ans. Départ le 6 avril 1934 de Liverpool sur le HS Mashoud, un antique cargo leur offrant, à moindre coût, une traversée de trente jours vers Calcutta.

Shipton et Tilman
Shipton et Tilman à bord du SS Mashud à Liverpool

À l’arrivée, rencontre avec les trois Sherpas retenus à l’avance : Kusang, Pasang et Ang Tarkay. Ce dernier deviendra un ami indéfectible. Trente six heures de train dans les plaines indiennes, sous un soleil brûlant. Shipton meurt de soif, mais Tilman, comptable avisé et strict lui refuse l’achat de verres de thé. Il lui faudra attendre les premières journées de marche dans les collines pré-himalayennes avant de pouvoir boire à satiété. 

Nous avons déjà conté l’approche du Sanctuaire, par les gorges de la Rishi Ganga, du 21 mai au 2 juillet 1934. Mais le clou du voyage réside dans la partie la plus méconnue de leur exploration. 

Ils décident, en effet, de réaliser avec leurs trois Sherpas, pendant l’été, une traversée improbable d’est en ouest de la chaine du Garhwal. Ils convoitent d’être les premiers à parcourir les bassins des trois principales rivières alimentant le Gange : Bhagirati, Mandakini et Alaknanda. Toutes trois possèdent un sanctuaire hindouiste : Badrinath à l’est, Gangotri à l’ouest et Kedarnath au sud. Nous sommes en juillet, la mousson bat son plein, les montagnes se cachent derrière les nuages, les basses vallées reçoivent des pluies torrentielles et les glaciers d’abondantes chutes de neige. Qu’importent. Ils franchissent plusieurs cols glaciaires encore aujourd’hui rarement visités. 

Partis de Badrinath à la mi-juillet, le 27 ils sont aux sources du Gange, à Gaumukh au pied du majestueux Shivling, près de Gangotri. 

Shivling, le Cervin de l’Himalaya
L’élégant Shivling, le Cervin de l’Himalaya © UKC


Il leur faut maintenant rejoindre Kedarnath, aussi éloigné toutes proportions gardées, que le hameau d’Ailefroide de celui de La Bérarde. A l'extrémité du glacier de Satopanth, trône l’imposant massif du Chaukhamba (7 138 m). Une légende locale évoque l’existence d’une possible traversée, via un col oublié, permettant de basculer sur le versant sud où se trouve Kedarnath.

Sherpas dans un camp d’altitude 1930
Sherpas dans un camp d’altitude vers 1930 © DavidLayFRICSAuctionHouse/BNPS


Du 11 au 17 août commence une incroyable et périlleuse descente depuis le col. Par endroits, les charges doivent être descendues à bout de cordes ; les cinq hommes désescaladent quand ils le peuvent, ou posent d’improbables rappels sur des racines de genévriers. L’obstacle majeur sera une barre rocheuse de presque trois cents mètres de haut. Ils atteignent enfin la forêt, mais pour découvrir qu’il n’existe aucun chemin dans la jungle dense. La progression se fait sur des pentes abruptes. Ils doivent s’accrocher aux racines pour ne pas être précipités au fond de la gorge. Par moment, ils progressent à peine de 25 mètres en une heure et ils s’estiment heureux d’avoir pu parcourir 1,5 kilomètre en une journée. Au bout de quatre jours, la nourriture vient à manquer. Grâce aux Sherpas, ils trouvent de maigres expédients : pousses de bambous et champignons,  Enfin, ils sortent de la forêt et aperçoivent un hameau de quatre maisons. Tilman, toujours flegmatique : “Nous y serons à temps pour l’heure du thé”.

 

Col de Sunderdhunga : la traversée sans retour

N’importe quel alpiniste aurait jeté l’éponge après une telle aventure. Pas eux. A peine remis de leurs émotions, retour au Sanctuaire à l’automne. Cette fois, ils espèrent trouver une voie d’ascension pour gravir la Nanda Devi, la “déesse joyeuse”. Tilman souffre régulièrement du mal d’altitude au-delà de 6000 mètres. Le 12 septembre, Ang Tarkay, Kusang et Shipton réalisent, sans lui, la première ascension du Maiktoli (6 803 m), magnifique belvédère offrant une vue panoramique sur l’arête sud de la déesse. Ils jubilent : l’itinéraire d’ascension, clef de la réussite, s’étale sous leurs yeux. Mais il se fait tard, la mi-septembre est là. Le long retour par les gorges de la Rishi Ganga, s’il vient à neiger, peut devenir un cauchemar. Ils font le pari de traverser le col de Sunderdhunga, dont Shipton a pu observer la face sud depuis le Maiktoli. Là encore, le parcours exige beaucoup d’eux. Deux jours d’une nouvelle descente scabreuse les attendent. Le glacier chute brutalement de 1800 mètres. Un rappel sur un champignon de glace coupe toute retraite. Une fois de plus, l'incontournable Tarkay trouve le passage clef conduisant à la moraine glaciaire et met un point final à cette extraordinaire épopée de cinq mois. 

Quelques semaines plus tard, début novembre, Shipton repart pour l’Angleterre sur un vieux cargo. Six semaines de Colombo à Liverpool. Au cours de la traversée, il rédige son premier livre Nanda Devi (jamais traduit), considéré par ses biographes comme le meilleur de ses nombreux ouvrages. 

 

28 à 44 ans : les années d’or (1935 - 1951)

Commence alors une longue période de gloire. Trois participations à l’Everest (1935, 1936 et 1938), suivies de plusieurs années d’exploration complète du Karakoram (1939 à 1948). Il parcourt les cols d’Aghil et de Shimshal, puis les glaciers de Biafo et Hispar. Aujourd’hui, tous ces itinéraires permettent de réaliser des trekking d’envergure. Pendant la guerre, le gouvernement et probablement les services de renseignements britanniques, le nomment consul général de Kashgar. Lieu idéal pour continuer à explorer le Karakoram voisin et les sommets autour de la capitale du Xinjiang. 

Shipton arche
L’arche de Shipton, longtemps considérée comme une légende, retrouvée par une expédition du National Geographic en 2000 © Lowell Bennett
 

Au début de la guerre froide, le voici consul général à Kunming, capitale du Yunnan (1949-1951), qu’il devra quitter en hâte à l’arrivée des troupes communistes. On le retrouve au Népal en 1951, pour la première reconnaissance à l’Everest versant sud. Il a alors 44 ans et se trouve au faîte de sa gloire.

 

45 ans, 1952, la disgrâce 

Première tentative britannique au Cho Oyu (8 188 m), menée par Shipton. Cette fois, ses choix stratégiques lui valent de nombreuses critiques. Le retrait prématuré de l’équipe se justifie sans doute par la crainte de Shipton de tomber aux mains des communistes chinois. Son passé diplomatique lui aurait certainement valu d’être accusé d’espionnage, voire exécuté. Cet échec, ajouté aux réticences de Shipton vis-à-vis des expéditions lourdes, conduisent le comité de l’Everest à confier la conduite des opérations de 1953 au brigadier John Hunt. L'expérience de leadership militaire de Hunt et ses incontestables titres d'escalade fournissent alors le meilleur espoir de succès. La victoire, enfin acquise, fera oublier les atermoiements quant au choix du meneur. 
 

1953 à 1977 vers d’autres horizons

Après cette désillusion, Shipton se tourne vers d’autres cieux. De 1957 à 1973, il explore les différentes montagnes de Patagonie et de la Terre de Feu. Pas moins de neuf voyages au total. En 1960, pendant 52 jours, il traverse le vaste glacier Hielo continental et s’offre, à 66 ans (1973), la première ascension du plus septentrional des volcans de Patagonie : le Monte Burney (1 520 m), dans une région particulièrement isolée. 

traversée du Hielo Patagonico
Traversée est-ouest du Hielo Patagonico Sur © Planetmountain.com


En 1976, lors d’un voyage touristique au Bhoutan, il tombe malade. De retour en Angleterre, on lui diagnostique un cancer. Il décède le 28 mars 1977, à 70 ans. 

De cette vie bien remplie, nous retiendrons une phrase qui nous tient à cœur chez Secret-Planet : “Ce n’est pas la voie d’approche qui compte, mais bien l’attitude de l’esprit”.

Texte de Didier Mille.

 

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